La blessure

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Ivona attendait patiemment, assise sur le lit de sa chambre. Sa mère lui avait fait comprendre qu’elle souhaitait lui parler une fois qu’elles étaient sorties du Dörmanlain. Dans d’autres circonstances, Ivona aurait sans doute rongé ses ongles jusqu’au sang en attendant le moment fatidique où elle décevrait, encore une fois, sa mère. Mais pas aujourd’hui. Après avoir vu l’abomination qu’était devenue Laurène, et la sévère blessure qu’avait reçue Anasteria, elle se moquait bien de l’opinion de sa mère. Tout ce qu’elle voulait, c’était quitter cette chambre pour foncer à l’infirmerie voir sa colocataire. L’attente ne fut pas longue. Voxana entra finalement avec une expression qu’Ivona avait rarement vue. La dernière fois qu’elle avait aperçu un visage si dur, c’était lorsqu’Ivona avait balancé son livre d’étude à la figure de sa grand-mère après avoir passé un après-midi sans pause à apprendre la théorie magique. Ce jour-là, elle lui avait bien fait comprendre qu’elle ne devait pas recommencer. Son corps portait encore les cicatrices.

 

— Lève-toi, ordonna-t-elle.

 

Ivona la regarda, mais ne réagit pas. Elle n’avait vraiment aucune envie de lui obéir. Mais sa mère ne lui laissa pas le choix. Elle attrapa le bras d’Ivona et la força à se lever.

 

— J’ai dit : lève-toi !

 

Ses yeux bleus d’habitude glaciaux montraient une fureur comme rarement Ivona avait vu chez elle.

 

— Je ne sais même pas par quoi commencer, fulmina Voxana. Comment avez-vous réussi à passer de l’autre côté ?

 

La dernière chose dont Ivona avait besoin, c’était que sa mère soit au courant de leur rituel. Si Voxana l’apprenait, elle ne ressortirait sans doute pas vivante de cette pièce.

 

— Je possédais une réserve d’ingrédient, Johan aussi. On l’a utilisé pour réaliser une rune de concentration. Je me doutais que les défenses ne seraient pas remises avant qu’Anasteria et Laurène soient ramenés. Donc, la magie a suffi à affaiblir le voile, et on est passé.

— Par les fondateurs Ivona, pourquoi est-ce que tu ne m’écoutes jamais ? As-tu seulement une idée des risques inconsidérés que tu as pris pour ça ?

— « Ça » ? Ce n’était pas rien ! s’emporta soudainement Ivona. On voulait sauver Laurène et Anasteria !

— On avait la situation parfaitement sous contrôle.

— Oh oui ? Je ne crois pas. Si vous aviez la situation sous contrôle, les défenses n’auraient jamais pu être baissées, encore ! Et soyez honnête, vous vous en foutez d’Anasteria et Laurène. Vous désiriez juste trouver le coupable, peu importe si les gens sont blessés, ou pires.

— Ton langage ! Ne prétends pas me connaître Ivona. Et de plus, je sais ce que je fais, contrairement à toi. J’ai effectué des missions comme ça bien avant ta naissance.

— Si nous n’étions pas là avec Johan, Anasteria serait morte en ce moment même. Arrêtez vos conneries.

— Tu n’en sais rien, siffla Voxana. Risquer ta vie juste sur une hypothèse est complètement idiot. Je pensais que j’étais claire lorsque je t’ai dit de rester éloignée d’elle. Mais comme d’habitude, tu prétends mieux savoir que tout le monde et tu n’en fais qu’à ta tête.

 

Ivona leva les bras au ciel de frustration. La rage qu’elle avait accumulée pendant des années menaçait d’exploser tel un volcan.

 

— Alors Adreïs peut avoir autant d’amis qu’il veut et encore, je ne parle pas du nombre hallucinant de conquêtes qu’il a. Il peut tout faire tout ce qu’il désire sans vous avoir sur le dos, mais moi non ? Je dois rester seule, et me plier à toutes vos conneries de demandes ?

— Ivona !

— Ce n’est pas juste ! s’écria-t-elle. J’ai fait tout ce que vous avez exigé, tout le temps ! Je suis la plus douée de cette classe ! Je dépasse largement vos attentes, et pourtant ce n’est pas suffisant ?

— Calme-toi, ordonna Voxana. Je ne traite pas Adreïs différemment. Tu peux avoir autant d’amis que tu veux, à partir du moment où tu ne te jettes pas dans le danger sans réfléchir pour eux et que tu te blesses. De plus, Anasteria semble avoir un don pour les ennuis, et t’embarque là-dedans. Regarde-toi, d’abord ton œil, et maintenant ce combat. C’est pourquoi je te demande de garder tes distances avec elle.

— Est-ce que vous avez une idée de ce que c’est que d’être votre fille ici ? Tout le monde m’observe, m’analyse, et pas un jour ne s’écoule sans que j’entende votre putain de nom. Mais Johan et Anasteria s’en moquent. Alors si je dois retraverser ce foutu voile pour les sauver, je le ferais encore.

 

La colère que ressentait Ivona lui donnait un courage qu’elle n’avait encore jamais eu devant sa mère

 

— Des heures à souffrir durant ta naissance pour me rendre compte maintenant que tu es une parfaite idiote.

— Je préfère cent fois passer à travers le voile pour les sauver quitte à mourir, plutôt que de devenir une salope sans cœur comme vous, mère.

 

Le bruit de la claque cessa toute discussion. Ce n’était pas la première fois qu’elle recevait une gifle de sa mère. Elle avait perdu le compte. Elle ravala ses larmes avec difficulté. Elle ne lui donnerait pas ce plaisir.

 

— N’oublie pas à qui tu parles, menaça Voxana.

 

Sa mère laissa échapper un long soupir avant de se pincer l’arrêt du nez.

 

— Tu possèdes vraiment un don pour me pousser à bout. Et tu es affreusement têtue. Tu veux me prouver que tu as raison ? Eh bien, vas-y. Je te regarde. Va te sacrifier pour quelqu’un qui n’en vaut pas la peine, ça m’est égal. Fais ta vie. Mais je te préviens, Ivona. 

 

Elle combla l’écart avec sa fille pour se tenir qu’à quelques centimètres d’elle.

 

— Tu as intérêt à faire ce que le Collège et les magistères t’ordonneront. Sinon, cette gifle te semblera une caresse par rapport à ce que je t’infligerais. Je ne veux pas entendre une seule plainte d’eux. J’espère que tout est clair entre nous.

 

Voxana esquissa quelques pas vers la sortie avant de s’arrêter une dernière fois.

 

— Et si ma réputation te dérange, c’est simple. Deviens plus forte que moi.

 

Lorsque la porte claqua, Ivona posa la main sur sa joue endolorie dans un soupir. Elle avait bien l’intention de la dépasser un jour. Mais pour l’instant, sa seule préoccupation demeurait Anasteria. À son tour, elle quitta la pièce, et se dirigea vers l’infirmerie. Elle avait besoin de savoir qu’elle allait mieux, surtout après avoir vu Laurène. Elle se mordit la lèvre inférieure. Laurène ne méritait pas un tel sort. Ivona lui avait parlé un peu et l’avait toujours trouvé agréable quoique légèrement timide. Si seulement elle et Johan étaient arrivées plus tôt. Elle poussa la porte de l’infirmerie, et aperçut Apell discuter avec le professeur Vari. Les deux adultes stoppèrent leur échange et Apell fronça les sourcils.

 

— Vous devriez vous reposer, conseilla-t-elle. À moins que vous soyez blessée ?

— Je vais bien. Juste quelques égratignures et bleus. Mais Johan m’a déjà donné quelque chose.

— Si vous venez voir mademoiselle Horne, vous pouvez repartir. Elle a besoin de repos.

— Je ne resterais pas longtemps ! Je veux simplement m’assurer qu’elle va bien.

 

Et s’excuser, pour son comportement de ces derniers jours. Mais une petite voix dans son crâne continuait de lui dire qu’elle ne lui pardonnerait pas.

Même elle va te tourner le dos.

 

Apell s’apprêta à répondre, mais Vari posa doucement sa main sur l’épaule de l’infirmière.

 

— Je pense qu’on peut la laisser cinq minutes avec elle. Cela fera du bien à Anasteria.

 

Apell fronça les sourcils pour montrer son désaccord. Mais le sourire charmeur de Vari eut raison de sa volonté.

 

— Bien. Allez-y. Mais je lui ai donné quelque chose de fort pour la douleur, elle risque de s’endormir.

 

Ivona acquiesça de la tête et se rendit vers les lits. Elle repéra facilement celui d’Anasteria qui se trouva être le seul occupé. Ses yeux luttaient pour rester ouverts, et son bras gauche se retrouvait piégé sous une épaisse couche de bandages qui laissait passer une forte odeur de préparation médicale.

 

— Hey Ana.

 

Son amie sursauta et elle la regarda avec un sourire fatigué, mais sincère qui calma un peu le rythme cardiaque effréné d’Ivona.

 

— Hey Ivi.

 

Ivona attrapa un tabouret et s’assit à côté d’Anasteria. Cette dernière se releva avec difficulté en ne s’aidant que d’un bras, mais malgré la grimace, elle garda son sourire.

 

— Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda-t-elle.

— Je voulais voir comment tu allais.

— Je ne sens plus grand-chose, avoua-t-elle. Je crois que j’ai perdu connaissance. Je me suis réveillée, et Apell m’a donné quelque chose pour que je supporte ça. Elle m’a juste dit que c’était moche, mais je ne l’ai pas perdu. Apparemment, je pourrais le bouger quand il sera cicatrisé. Selon elle si l’on avait tardé, ou si tu n’avais pas essayé d’appliquer du froid, je n’aurais plus de bras...

— Ça reste une bonne nouvelle. Merci, pour m’avoir sauvé là-bas.

 

Anasteria lâcha un rire fatigué qu’Ivona trouva adorablement attachant.

 

— Je crois que tu m’as sauvé la première. Je serais morte si tu n’avais pas franchi le voile avec Johan.

 

La main libre d’Anasteria joua nerveusement avec le drap.

 

— Je ne m’attendais pas à ce que tu viennes me sauver, avoua-t-elle.

— Je sais. Je voulais te demander pardon pour mon comportement. Je n’ai pas vraiment d’excuses. Je pourrais te dire que ma mère fait ressortir le pire chez moi, mais ça ne justifie pas tout. Je... J’ai été odieuse, et je suis vraiment désolée. Je ne pensais pas ce que j’ai dit. J’imaginais juste que si je disais ce genre de choses, tu arrêterais de vouloir me parler, et que tout serait plus facile à gérer pour moi. Ma mère m’a tellement répété de nombreuses fois que je ne valais rien, que je crois qu’une partie de moi le pense toujours. Je me suis dit que je ne vous méritais pas, toi et Johan. Mais je n’ai pas imaginé une seule seconde que je ne serais pas la seule à souffrir.

 

Anasteria fronça doucement les sourcils, mais resta silencieuse un instant. Ivona avala la boule d’angoisse et d’anxiété qui se formait dans sa gorge. Son amie essayait de faire le point sur elle, mais Ivona comprit qu’elle commençait à avoir du mal à suivre, la préparation faisant enfin effet. Finalement, Anasteria murmura.

 

— Ta mère est la pire personne dans ce monde.

 

Ivona lâcha un rire, un peu surprise par la réponse.

 

— Je lui ai dit quelque chose comme ça. Elle ne l’a pas apprécié et ma joue s’en souvient encore.

— Elle t’a frappé ?

— C’est bon, Ana. Vraiment. J’ai l’habitude. Elle n’a juste pas aimé que je vienne te sauver.

 

Anasteria posa doucement sa main valide sur celles d’Ivona. Ses paupières devaient de plus en plus lourdes et sa voix perdait en intensité.

 

— Pour ce que ça vaut, j’ai apprécié. Je serais sans doute morte comme Laurène si toi et Johan n’étiez pas arrivés. Alors, merci.

— Est-ce que tu m’en veux ?

— Non, répondit-elle aussitôt. On est toujours amie, pas vrai ?

 

Ivona esquissa un sourire et acquiesça. La tête d’Anasteria semblait lourde et commençait à se poser contre l’oreiller. Ivona serra brièvement la main d’Anasteria, et la déposa de nouveau sur le lit.

 

— Je vais te laisser te reposer, tu en as besoin.

— Je vais bien, murmura-t-elle presque endormie.

— Oui, bien sûr. Tu mens toujours si mal.

— Comment…

 

Elle bâilla un instant.

 

— Comment vont Johan et Davos ?

— Johan va bien. Il a seulement quelques égratignures. Je crois qu’il va parler à Davos. Je ne réalise pas vraiment ce qu’il s’est passé...

— Oui, souffla Anasteria. Je… J’ai compris certaines… choses, mais.

— Plus tard, Ana. Tu dois te reposer. On parlera de ça quand tu te sentiras mieux.

 

Anasteria ne répondit même pas. Elle sombra finalement dans le sommeil, et Ivona quitta discrètement l’infirmerie. Elle mentirait si elle n’avait pas des milliers de questions dans son esprit. Elle ne comprenait pas qui était la mystérieuse adolescente qui les avait attaqués ni comment Anasteria avait pu déclencher un tel sort. Sans parler de la désactivation des défenses de l’académie. Au vu des derniers évènements, Ivona ne doutait pas qu’elle aurait encore sa mère sur son dos pendant des semaines.

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